De la formation entre Nouvelle-Zelande et Europe au cockpit de l'A380. Recits et anecdotes d'un Pilote de Ligne.
7 Novembre 2023
Réveil aux aurores en ce chaud mois de Juin.
Alors que les premières lueurs du jour apparaissent, je récupère en ligne le dossier de vol: DXB-PEK en 98 pages.
Les premières contiennent l’OFP (Operational Flight Plan) où se trouvent comme son nom l’indique, toutes les données opérationnelles: Le temps de vol, le terrain de dégagement, le devis carburant, la route déposée ainsi que les prévisions de vents et turbulences sur les différents points de navigation que nous survolerons.
Le reste du dossier est fait de cartes météo, TAF, METAR et NOTAMs à décortiquer.
Car lire un NOTAM — pour Notice to Airmen — est un art. Comme le violoniste entraîne ses yeux à lire la partition en avance, le pilote exerce les siens à parcourir les innombrables pages de NOTAM souvent inutiles pour y déceler l’information importante; celle qui, habilement cachée au milieu d’un langage électronique, aura un impact opérationnel significatif.
On passera ainsi les deux pages de télégramme sur le danger que représente la compétition d’avions en papier de l’école de la Rue Ampère, lesquels pourraient voler à une hauteur d’environ 11,5ft — un exploit pour un avion en papier, certes, mais peu à même de constituer un danger pour les utilisateurs du ciel.
Parmi les 98 pages, un NOTAM donc, a retenu l’attention du préparateur et la mienne.
La Chine envisage de restreindre un segment de son espace aérien en raison d’exercices militaires et il se trouve que notre trajectoire traverse cette zone, la rendant impraticable pendant cette suspension.
Le contournement s’avère trop complexe. Cette portion d’espace aérien est située au-dessus de la plus haute chaîne de montagnes du Monde.
Nos itinéraires sur l’Himalaya sont spécifiquement tracés pour répondre aux contraintes réglementaires, notamment en cas de dépressurisation. Ils assurent, via des “routes échappatoires”, la descente la plus expéditive possible vers des altitudes respirables. Il y a peu, ou pas d’options alternatives.
J’appelle donc le Dispatch pour en savoir plus. “Est-ce que les Chinois respectent l’horaire de validité du NOTAM ou doit-on s’attendre à une extension de dernière minute?”
On évoque aussi le terrain de dégagement — Shanghai plutôt que Séoul. C’est un peu plus loin mais il n’y a pas de brouillard prévu à l’arrivée.
Direction la salle de briefing.
Les équipages font connaissance. Le Commandant et l’Officier Pilote d’une part et l’équipage commercial dans la salle adjacente.
On se salue, se présente, procède à la vérification des documents. “Tu as réussi à remplir la déclaration de santé en ligne?”.
Tout est en ordre et c’est alors un temps de préparation et d’échange sur le vol en lui-même, et le devis carburant en particulier.
Nous avons 4.2t de contingence soit 21 minutes de vol mais pas d’extra.
La contingence c’est le carburant pris afin de pallier aux différents aléas du vol. Un niveau de vol inatteignable cause trafic, un évitement météo qui rallonge la route, des vents plus forts que prévus etc..
C’est un emport légal qui peut représenter, 3%, 5% du trajet, 20 min de vol ou plus souvent, une valeur statistique — une Gaussienne — qui représente ce que 90 a 99% des mêmes vols auront brûlé sur la même période.
Un des rôles du dispatcher étant alors de déterminer la meilleure option. Celle qui maximisera l’emport de charge, minimise la consommation de kérosène et sera tout aussi sûre.
Contingence conséquente ici au premier abord; la Chine a néanmoins cette particularité de ne pas permettre à nos équipages de “commit to destination”. C’est-à-dire que, même si la météo est bonne, on ne pourrait pas utiliser le carburant du dégagement — et éliminer ainsi celui-ci — pour attendre sur Pékin ou retenter une approche.
Nous faisons donc la réflexion à l’envers. D’abord conserver entre 3 et 3.5t d’extra à l’arrivée, ce qui couvre une remise des gaz sur A380.
En amont, il y a aussi plusieurs possibilités: l’heure de réouverture de l’espace Chinois devrait à peu près coïncider avec notre heure de passage de la frontière pourvu que l’on roule pendant au moins 20 minutes (ou que l’on retarde légèrement le départ). Il n’est pas improbable non plus que les militaires soient en retard sur l’horaire et que cela nous oblige à attendre dans le ciel au FL360.
Pour couvrir ces options et garder la réserve à l’arrivée, j’aimerai donc emporter un peu plus de carburant.
Il s’agit bien ici de pondérer les risques. On ne couvre pas le cumul de chaque risque, mais emporte assez de carburant pour faire face à l’une ou l’autre de ces situations. La probabilité que toutes se réalisent en même temps étant relativement faible.
Je regarde mon collègue, il acquiesce.
Ma deuxième decision de Commandant de Bord.
La première aura été d’accepter d’opérer le vol dans son ensemble.
Car si depuis plusieurs mois, assis sur un nouveau siège, je m’habitue à la perspective étrange qu’offre la place de gauche; ce Dubai-Pekin sera mon premier avec le quatrième galon sur les épaules.
Aujourd’hui aucun instructeur à droite, ni examinateur sur le jumpseat: nous formons un équipage “normal”. Mon Officier Pilote à ma droite, et personne à ma gauche.
Après le briefing de l’équipage de cabine, nous faisons route vers l’avion. Certaines de nos hôtesses sortent tout juste de formation et moi, à 33 ans, vais réaliser mon premier vol en tant que Commandant de Bord sur Airbus A380. J’aurais volontairement omis de le mentionner au briefing. Tel l’acteur de théâtre qui monte sur les planches dans son nouveau rôle pour la première fois, j’ai un peu le trac.
L’air est lourd et humide, la visibilité au départ de Dubaï tombe à 4,000m ce qui rend les deux pistes de l’aéroport dépendantes l’une de l’autre.
Dans cette configuration, il faut attendre qu’un avion atterrisse pour qu’un autre décolle, réduisant fortement les cadences.
En langage opérationnel, ça veut dire qu’on n’est pas parti… mais notre problème Chinois n’en est plus un.
Nous garderons l’extra de kérosène pour rattraper le retard si nécessaire.
Comme prévu, ça bouchonne en bout de piste et après plusieurs dizaines de minutes d’attente à la porte, nous commençons le repoussage. Pas moins de 35 minutes de roulage plus tard, avec un léger vent arrière, j’annonce: “Take Off”. 25% puis 50% de puissance sur nos quatre GP72700. “20 knots”. J’avance les manettes sur le cran FLEX et les ordinateurs commandent la poussée calculée de décollage. Quelques dizaines de secondes plus tard, par près de 40 degrés, notre A380 s’arrache à la piste 12R de l’aéroport de Dubaï.
Début du vol sans encombre, la fréquence est chargée mais on parvient à atteindre notre niveau de croisière avant de contacter Karachi.
Apres le contact initial, nous profitons d’un moment plus calme pour évoquer les procédures de dépressurisation et de dégagement à venir.
Le FMS de l’A380 comporte 3 SEC-FPLN (ou plans de vol secondaires) ce qui nous permet de construire des routes alternatives, les fameuses “escape routes” qui nous maintiendrons à l’écart des sommets, tout en permettant une descente d’urgence.
La zone la plus critique se trouve à la frontière entre le Pakistan et la Chine, entre GOTKO et PURPA, sur la route G325 qui devient la chinoise B215.
Jusqu’à GOT 30 (30 nm après GOTKO), ce sera descente à 28,000ft, virage à gauche (une NO FLY ZONE se trouve à droite), puis à GOTKO descente vers 21,000ft, et route sur la J131. Sur BOBAM on pourra alors descendre vers 14,000ft pour finalement poser à Islamabad sur la piste 28L.
Après GOT30, on continue sur la route, descente vers 26,000ft puis 22,600ft jusqu’à PURPA. On passera alors en mètres — espace chinois oblige - 6,900m jusqu’à 42 nm du VOR de DSC avant de poursuivre la descente et dégagée sur Urumqi.
Au fil du vol, on mettra à jour ces scenarii en fonction de notre position et des conditions météorologiques du moment.
Le désert de Gobi offre enfin un premier répit, les plus hautes montagnes sont derrière nous et nos briefings seront restés théoriques.
Un soulagement aussi après avoir pratiqué régulièrement l’Himalaya comme terrain de jeu pour nos entraînements en simulateur.
Il est temps pour moi de savourer mon café et d’apprécier les couleurs du soir sur l’horizon alors que le soleil se couche déjà derrière nous.
Moins de deux heures avant d’atteindre Pékin. Je vais aussi en profiter pour fermer les yeux quelques minutes.
Pilote de Ligne.
Ancien Cadet CTC Wings (formation en Nouvelle-Zelande a l'origine de ce blog)
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