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De la formation entre Nouvelle-Zelande et Europe au cockpit de l'A380. Recits et anecdotes d'un Pilote de Ligne.

La folie des Hommes

En route vers Sydney après déjà plus de dix heures de vol, je profite du silence absolu sur la fréquence de Melbourne Centre 133.600 pour sortir le dernier numéro de Foreign Affairs.

On y parle principalement du Moyen-Orient, mais aussi des régressions de la démocratie dans le Monde en général. Ce numéro de Mars-Avril ne couvre pas encore directement la situation en Ukraine mais depuis le poste de pilotage de l’A380, avec lequel nous parcourons les continents au départ de l’un des points chauds du Globe, une bonne connaissance de géopolitique s’impose.

Alors que les frontières sont invisibles depuis les airs, chez easyJet, déjà, nous savions que les Serbes ne nous donneraient pas le direct vers Pristina, rendant le contournement par Tirana obligatoire. Il y avait aussi le cas du passage par Ercan. En arrivant de Nicosia, où l’autorité sur l’espace aérien chypriote est reconnue par l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale mais non acceptée par la Turquie, nous étions contraints de communiquer simultanément avec les deux entités. Absurde situation qui perdure encore en 2022. Camus aurait pu en écrire un roman.

Les NOTAMs d’interdiction de survol s’accumulent au gré des conflits. Ukraine, Russie, Soudan, Yemen, la liste s’est allongée le 28 mars dernier. Alors qu’à 40,000ft, à la limite Nord-Ouest de l’espace aérien Turc tout semblait calme sur la Mer Noire, nous apprendrons en arrivant qu’une pluie de bombes russes s’est abattue sur l’Ukraine.

D’ici pourtant on ne distingue pas les Hommes, leurs armes, leurs blindés. Tout au plus par temps clair on reconnaîtra un grand bâtiment militaire tel qu’un porte-avion.

C’est peut-être aussi là le paradoxe de la folie des Hommes.

De la folie naît le génie. Il fallait sûrement être un peu fou pour imaginer qu’au-delà de cet océan, il y avait une terre qu’on ne voyait pas et décider de construire une embarcation en bois pour l’atteindre.

Alors que nous étions encore au-dessus de l’Océan Indien, je lisais dans la couchette le manuel de vol — pour la simulation uniquement — du Boeing 247D qui vient de sortir pour Microsoft Flight Simulator. Les développeurs ont eu à cœur de profiter des technologies offertes par ce nouveau simulateur pour accroître davantage l’immersion du pilote virtuel tout en y associant les ressources du Boeing Museum. Point d’assistance disponible pour la navigation. Pas de GPS caché sous une trappe, pas d’autopilote.

Le Boeing 247D ne dispose d’aucun équipement moderne. La seule entorse à la fidélité historique est l’ajout d’un transpondeur et d’une radio VHF pour les adeptes du vol en réseau.

En parcourant le document, je suis tombé sur la section dédiée à la radio-navigation qui contient notamment un manuel de l’US Navy de 1944. On ne peut qu’être impressionné par le chemin parcouru. A l’époque les balises n’émettent qu’un signal aural en morse, marqué par les lettres A et N, et seule l’ouïe fine de l’Officier Pilote permettait de déterminer de quel côté tourner pour s’établir sur la radiale bi-signal… à condition que les orages ne s’en mêlent pas. Puis, lorsque l’on s’approchait de la station, le son s’amplifiait progressivement jusqu’à s’atténuer brusquement, révélant le “cône du silence” et signalant ainsi le passage vertical de la balise.

“A bien des égards, il est malheureux que la navigation au range se fasse par audio plutôt que par des signaux visuels puisque l’oreille humaine est bien plus limitée en sensibilité que l’œil humain. Cette sensibilité est également influencée par les changements de pression atmosphérique propre au vol normal en altitude” est-il inscrit

Pas d’ADF donc — Automatic Direction Finder qui pointe vers la balise — Il faut rester dans le rayon d’émission ou utiliser de la montre et de l’estime jusqu’à espérer capter le signal de la prochaine station pour naviguer. “Une folie” me dis-je.

De retour au poste, amusé par ma lecture, c’est au tour du Commandant de me raconter ses anecdotes en Dornier dans les années 90. Au départ de Cochin, cap à gauche pour intercepter la radiale 280 en éloignement du VOR.. jusqu’à la limite de son rayon. A 10,000ft, c’était alors le radar météo qui faisait office de carte. Le retour des îles au Nord et au Sud indiquait que la direction “pile entre les deux” était bonne… puis venait une multitude d’échos qui correspondaient aux petites îles à destination. Il restait donc à finir visuellement vers la piste perdue. Les jours de Mousson, la tâche était grandement compliquée par le retour des cellules orageuses et il fallait donc finir à l’estime en se donnant une heure au delà de laquelle, si les îles devaient rester introuvables, on ferait faire demi-tour. Je me dis encore qu’il devait y avoir un grain de folie dans l’esprit de ces aviateurs.

Au fil des générations, ces pionniers intrépides ont surmonté les défis et bravé les tempêtes, faisant face à l’inconnu avec courage et ténacité. Leurs histoires, gravés dans l’histoire du ciel, sont autant de témoignage de la persévérance humaine face à l’immensité du ciel et des océans

85 ans après le Boeing 247D et près de 30 ans après le Dornier de mon Commandant, la folie des Hommes et la volonté de repousser leurs limites nous a conduit à notre A380. Car dans la folie des Hommes, l’audace et la vision vont de pair.

Toujours plus gros, toujours plus loin et presque toujours plus vite. Parcourant le monde à plus de 900km/h, avec une précision de 0.07nn au-dessus de l’eau. En contact avec Melbourne par CPDLC et HF alors que nous sommes à des milliers de kilomètres des côtes australiennes. Pas de problème d’ETOPS sur nos quadrimoteurs (“Extended Twin Range Operations” ou pour mieux illustrer le propos “Engine Turning Or Passengers Swimming”): on tire toujours tout droit, par le Pôle ou l’Océan, souvent à plusieurs heures de vols de la première piste.

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À propos

Pilote de Ligne. Ancien Cadet CTC Wings (formation en Nouvelle-Zelande a l'origine de ce blog)
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