De la formation entre Nouvelle-Zelande et Europe au cockpit de l'A380. Recits et anecdotes d'un Pilote de Ligne.
2 Août 2023
“Fifty.. forty.. thirty.. twenty…”
Il y a très exactement 6 heures et 3 minutes, les 441 tonnes de notre -EEE s’arrachaient du sol.
A bord, 414 passagers, 27 membres d’équipage et plusieurs tonnes de cargo constituent notre masse à vide. Nous y ajoutions 87 tonnes de kérozène pour relier Dubai à Munich et disposer des réserves réglementaires de carburant.
Il faut dire que l’oiseau est gros et gourmand. A cette masse, compter environ 12 tonnes par heure et les possibilités de dégagement sont plus que limitées avec son envergure de près de 80 mètres.
Quittant les espaces aériens émiratis en montée vers notre premier niveau de vol de 34,000ft, nous passons alors avec le centre en route de Bahrein puis, l’Irak nous étant interdit, nous traversons le Golfe vers l’Iran.
La fréquence est chargée et la bataille pour obtenir le niveau optimal de croisière fait rage. La chaine des avions empilés qui remontent vers l’Euope et l’Amérique du Nord est dense. Il y a moins de vent d’ouest là haut et chacun veut “accrocher” la plus haute altitude.
Finalement, après plusieurs virages orchestrés par le contrôle aérien de Téhéran, un coup à droite, un coup à gauche, nous atteignons 38,000ft.
Le service a déjà commencé. Tandis que les passagers des cabines Affaires et Premières profitent des joies du pont supérieur et de son bar, les hôtesses et stewards les plus juniors s’activent sur le pont principal pour servir les classes économiques. Aujourd’hui on compte parmi le personnel plus d’une dizaine de nationalités, du Liban à la Pologne, du Mexique à l’Italie, des Philippines à l’Australie. Plusieurs visages, plusieurs langues, de la diversité mais une seule équipe sous le même maillot beige.
A notre droite, les monts Zagros offrent, en ce début de journée ensoleillée, une toile de fond superbe à ce ballet intérieur.
Dans le poste de pilotage, considération est alors faite de la Grid MORA et des stratégies de dépressurisation: des termes un peu techniques pour désigner l’altitude minimale et la trajectoire qui nous permettront d’assurer une séparation avec le relief et la descente rapide à des altitudes “respirables” en cas d’incident majeur.
Notre bel oiseau, lui, continue de filer à Mach 0.85.
Le ciel se bouche sur la Turquie et cette marée blanche sera continue lors de nos prochains survols. De la Bulgarie aux frontières autrichiennes en passant par la Roumanie et la Hongrie, l’épaisse couche nuageuse offre un bon prétexte au Commandant de Bord — Instructeur pour poser ses questions. Opérations, manuels, un large éventail de thématiques est abordé.
La qualification est certes en poche mais la formation n’est pas tout à fait terminée. Certains dirons même qu’elle ne fait que commencer.
Sauvé par un café serré apporté soigneusement par l’une de nos ambassadrices, je profite de quelques instants de répit et de la vue sur les Alpes avant que le contrôle aérien ne nous impose le retour au plancher des vaches.
“Emirates 49 Super, descend flight level 260”
Le “Super”, tout comme “Heavy” désigne la catégorie de turbulences de sillages créent par l’avion et se base sur sa masse maximale au décollage.
Il y avait les plus lourds que l’air, il y a désormais les plus lourds que lourds, les heavier than “Heavy”: les “Super”.
Les quatres moteurs de l’Airbus A380 que nous pilotons aujourd’hui peuvent en effet défier la gravité et supporter une masse de 510 tonnes au décollage. Les plus lourds de la flotte poussent celle-ci à 575 tonnes.
Le ronronnement des moteurs diminue au fur et à mesure que le nez s’enfonce vers le sol et nous amorçons notre descente vers l’aéroport Franz-Josef Strauss, qui de son vivant fût un fervent défenseur d’Airbus, membre de son conseil de surveillance il y a près de 45 ans. Ironie de l’histoire…
En cabine, les talons rouges des hôtesses foulent le plancher à grandes enjambées. On s’observe, se fait des signes, le ballet recommence mais le tempo a changé. Presto.
Nous ne voyons pas tout cela bien sûr, bien isolés, au calme, derrière la porte du poste, mais nous entendons le rythme des pas.
Du calme, il me faut en trouver alors que je m’apprête à poser cet avion que je peine encore à appeler mien.
Voilà près de trois mois que je quittais l’Europe pour Dubai, la lowcost orange pour la major du Golfe, l’A320 pour son très grand frère. Nous apprenions les nouvelles procédures, les nouveaux systèmes, une nouvelle opération mais c’était aussi la découverte d’une culture, ou plutôt d’un gigantesque melting pot d’us et coutumes, de langues et de traditions.
L’ATIS — la météo fournie aux pilotes par les hommes au sol — annonçait une brise de 5kt mais le front froid arrive.
Alors que j’ordonne la sortie du dernier cran de volets de ces ailes immenses — 845m2 de voilure — le ciel se couvre et la tour reporte un vent de 25 noeuds avec des rafales à 30. La direction, elle, est bonne puisqu’elle ne forme qu’un angle de 30 degrés avec l’axe de la piste.
Déconnectant l’auto-pilote, je me rappelle que c’est une grande dame qu’il me faut manier avec grâce. De légères corrections à droite puis à gauche tout en maintenant le plan de descente.
Je ne suis toujours pas très à l’aise avec l’impression visuelle qui diffère de mon 320 plus court sur pattes.
“Forty..” tout en tirant d’un coup franc sur le manche, je ramène les manettes de poussée vers le neutre et maintient les 2,5 degrés d’assiette nécessaires.
Malheureusement, aux vues de la situation dynamique, il m’aurait fallu quelques dixièmes de degrés de plus, quelques dixièmes de secondes plus tôt, pour affiner mon atterrissage et obtenir un toucher en toute délicatesse. Ce sera pour la prochaine fois.
Les vingt roues du train principal entrent en premier en contact avec la piste puis la roulette de nez suivra doucement.
Alors que les inverseurs de poussée sont enclenchés sur les moteurs intérieurs, réveillant les derniers passagers somnolents, le système de freinage “Brake-to-Vacate” s’enclenche. Un petit bijou.
J’esquisse un léger sourire. C’était mon premier vol sur cet avion. Oserais-je l’appeler: majestueux?
Pierre
Pilote de Ligne.
Ancien Cadet CTC Wings (formation en Nouvelle-Zelande a l'origine de ce blog)
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